La partie et le tout : puzzles lustrés des intérieurs de l’Iran médiéval(The Part and the Whole: Luster Puzzles of Medieval Iranian Interiors)
Anaïs Leone
L’art de la céramique à décor de lustre métallique s’épanouit particulièrement dans les ateliers de la ville de Kashan en Iran central (carte) entre le XIIe et le XIVe siècle. Les potiers y produisent des carreaux de revêtement aux formes, dimensions et décors variés qui, une fois assemblés, permettent de composer des ensembles monumentaux (voir Sites). Les pièces conservées dans les collections internationales et l’état des monuments en Iran montrent que les sanctuaires religieux et funéraires de la période pré-mongole puis ilkhanide étaient massivement recouverts par ce type de décor. C’est le cas des célèbres tombeaux de l’Emam Reza (Haram-e Emam Reza, Astan-e Qods-e Razavi) à Mashhad (carte) et de Fatemeh Maʿsumeh à Qom (carte) (fig. 1). En revanche, seules quelques rares découvertes archéologiques et mentions textuelles témoignent de leur présence en contexte palatial.

Les formes, fonctions et significations des carreaux de céramique lustrée dans les édifices religieux sont difficiles à établir à partir de l’existant. La Mosquée Maidan (Mosquée Mir Emad, Masjed-e Maydan-e Sang, carte) à Kashan est identifiée comme lieu de provenance de l’important mihrab daté de safar 623/février 1226, conservé à Berlin (figs. 2-3). La salle de prière édifiée en 868/1463-64, est quant à elle postérieure de près de deux siècles et demi à la fabrication de cette niche. Sa présence étant bien attestée sur ses murs, l’écart chronologique entre les deux éléments peut notamment s’expliquer, comme le propose Markus Ritter dans son étude de 2018, par le remploi au sein de la mosquée d’une niche provenant d’un édifice plus ancien.


L’agencement des étoiles lustrées à six branches actuellement visibles sur certains murs et le mihrab de la Masjed-e ʿAli à Qohrud est également à considérer avec quelques réserves en raison de restaurations survenues au début du XXe siècle. La fondation, la porte et le groupe d’étoiles le plus ancien sont néanmoins datés de 700/1300. Le rare et précieux ensemble a été replacé au tout début du XXe siècle après avoir été brièvement dérobé durant l’histoire récente de la mosquée1.
Au cours des XIIIe et XIVe siècles, deux types de sanctuaires funéraires fleurissent sur le territoire iranien. Les emamzadeh (litt. « fils d’Emam ») dédiés aux descendants des imams chiites sont particulièrement nombreux à voir le jour et se retrouvent dans l’ensemble des villes et des campagnes. Leur structure architecturale traduit leur forte visée commémorative : elle est composée d’une unique chambre funéraire, centrée autour du tombeau. Certains édifices néanmoins, comme l’Emamzadeh Yahya, comprenaient initialement plusieurs bâtiments.
En parallèle, d’autres types de structures multifonctionnelles se développent autour du lieu de vie, d’enseignement et/ou d’inhumation de personnalités soufies2. Les complexes comme ceux de Beyazid Bastami (m. 848) à Bastam (carte), d’ʿAbd al-Samad (m. 1299 ?) à Natanz (carte), de Pir-e Bakran (m. 1303) à Linjan au sud d’Ispahan, et de Pir-e Hosayn (m. 1074) à Pirsaatçay en actuelle République d’Azerbaïdjan (carte) (fig. 4), bénéficient d’un mécénat important au cours de la période ilkhanide. Bien qu’ils soient moins nombreux à voir le jour que les emamzadeh, il se révèlent fondamentaux pour notre connaissance de l’histoire, de l’architecture, et du décor lustré (présent à Natanz, Linjan et Pirsaatçay). Ces ensembles montrent certaines similitudes sur le plan architectural : la présence d’une mosquée (ou dans certains cas une simple salle de prière) accolée au mausolée, ainsi des espaces de vie commune spécifiques à ces bâtiments. Les khanaqah (lieux de vie soufis) étaient destinées à accueillir les membres de la communauté et les pèlerins de passage. Ces sanctuaires étaient conçus comme des espaces de rencontres, d’échanges et de sociabilité, animés par les disciples du shaykh qui perpétuaient son enseignement.

Pour le domaine palatial, le palais d’Abaqa Khan (1270-75) à Takht-e Soleyman (carte) au nord-ouest de l’Azerbaïdjan iranien est le seul édifice formellement identifié pour la période3. Des fouilles allemandes entreprises sur le site dans les années 1960 ont livré un important matériel4. Les éléments de céramique architecturale mis au jour, pour certains datés entre 1272 et 1274, montrent un large éventail de techniques allant de la glaçure monochrome (cobalt ou turquoise) assez courante, à d’autres plus ambitieuses comme les décors de petit feu dit lajvardina (céramique bleu lapis dorée à la feuille) ou peints sous glaçure (fig. 5). Par ailleurs, aux côtés de typologies récurrentes d’autres apparaissent comme plus singulières. Il s’agit principalement de carreaux à motif d’arche inscrits de vers poétiques pour la plupart issus du Shahnameh (« Livre des Rois », long poème épique persan), mais aussi de pièces ornées de simurgh (créature fantastique ailée en forme d’oiseau), de dragons ou de scènes épiques (fig. 6). Le réexamen récent des pièces décontextualisées par Yves Porter permet néanmoins de pondérer l’attribution exclusive de ces typologies à Takht-e Soleyman.


La très grande majorité des portions des décors de céramique lustrée qui nous sont parvenues sont aujourd’hui privées de leur contexte. Dispersées à travers les musées et collections du monde entier, ces pièces forment au premier abord un échantillon hétérogène sans cohérence apparente (fig. 7). Elles présentent d’importantes variations de formats, de mises en page, de contenus épigraphiques, de qualités et de motifs.

Formes, ensembles et compositions des décors de céramique lustrée
A. Les éléments de lambris
Les panneaux de lambris qui se trouvaient principalement sur les parties basses des murs étaient composés à partir de l’association de formes de carreaux complémentaires. Les typologies d’étoiles, croix et polygones variés sont particulièrement nombreuses à être conservées. Cette combinaison pouvait par ailleurs reposer sur un jeu visuel entre des pièces lustrées et d’autres à glaçure bleue monochrome (turquoise, lapis) (fig. 8).

Les schémas identifiés au sein des chambres funéraires de ʿAbd al-Samad à Natanz (ca. 32m2), de Pir-e Hosayn à Pirsaatçay (ca. 16,60m2), ou des Emamzadeh Yahya à Varamine (Varamin, ca. 43 m2), ʿAli ibn Jaʿfar à Qom (carte) (voir fig. 8), ou encore Jaʿfar à Damghan (carte) montrent une prédominance du module établi à partir de la combinaison de l’étoile à huit branches et de la croix5. Le même module a également été identifié sur les murs excavés du palais de Abaqa Khan à Takht-e Soleyman.
B. Les frises linéaires
L’usage privilégié de l’épigraphie dans les programmes décoratifs a particulièrement motivé la fabrication de frises en céramique. Ces bandeaux épigraphiques étaient formés de plusieurs portions mises les unes à la suite des autres pour former le contenu textuel. Cette division en plusieurs sections permettait de s’adapter aux impératifs de production, d’acheminement et d’installation sur les murs. Plusieurs centaines de carreaux lustrés à inscriptions linéaires nous sont parvenus et témoignent de l’adoption de certains standards de « mise en page » et de dimension.
La typologie la plus élaborée s’inscrit dans un format proche du carré et se divise en trois registres horizontaux. La bordure supérieure est moulée d’une corniche en relief qui se déroule régulièrement d’une pièce à l’autre. Les motifs de ces corniches ont rarement été reproduits à l’identique d'une frise à l’autre. C’est pourquoi ils permettent à la fois de rapprocher les pièces d’un même groupe, mais aussi d’individualiser chaque frise. Le champ central est inscrit avec le contenu épigraphique qui se détache en relief sur fond de motifs peints au lustre. Enfin, un fin liseré en relief bordant la partie inférieure de ces carreaux forme une frise répétitive, de motifs pseudo-épigraphiques, de chaînettes ou de cercles pointés. L’exemple le plus célèbre de ce type est probablement la frise ornée d’oiseaux datée de 707/1308 associée à la tombe de ʿAbd al-Samad à Natanz (fig. 9; voir la portion datée conservée au Metropolitan). Le périmètre de la salle (ca. 22 m) suggère que son inscription (Coran al-Insan 76:1-18) se déroulait initialement sur soixante carreaux, dont quarante-trois sont aujourd’hui connus6.


De nombreuses portions de frises à la mise en page plus simple sont également conservées. On y trouve un registre unique où une inscription en relief en thuluth (graphie à lignes courbes et obliques) ou en koufique (graphie à formes droites anguleuses) se détache sur un arrière-plan lustré. Ces pièces adoptent assez invariablement un format rectangulaire mais différent d’un groupe à l’autre en termes de dimensions, styles et contenus épigraphiques (fig. 10).
C. Les panneaux
Il est bien souvent hasardeux d’attribuer une fonction précise aux panneaux lustrés formés d’une, de deux ou de trois portions7. Leur forme montre néanmoins un schéma commun récurent : un motif d’arcade (simple ou double) supporté visuellement par des colonnettes encadrées d’un ou plusieurs bandeaux épigraphiques en relief. A partir de ce modèle de base, le tracé de ces niches a été exécuté variablement sous la forme d’arc en mitre (par exemple, Musée des Beaux-Arts, Lyon, D.228) ou brisé (par exemple, Victoria and Albert Museum, Londres, 1483-1876).
Les compositions : les mihrabs et cénotaphes
Ces typologies – éléments de lambris, de frises, ou panneaux – sont des unités qui prennent tout leur sens dès lors qu’elles sont combinées et agencées entre elles. Outre les frises linéaires indépendantes et les panneaux de lambris, les carreaux constituent les éléments de base des compositions ambitieuses des mihrabs et cénotaphes.
Six niches de prière « complètes » sont connues pour la période. Trois sont conservées au musée du Sanctuaire à Mashhad. Deux proviennent du tombeau de l’Emam Reza (l’un daté de rabiʿ II 612/ août 1215 et l’autre de ca. 612/1215) (voir fig. 1) ; un troisième, dit du « Riwaq » provient de la Masjid-i Bala Sar aussi située dans le sanctuaire de Mashhad. Le mihrab de la Mosquée Maidan de Kashan est aujourd’hui conservé à Berlin (daté de safar 623/ février 1226) (voir figs. 2-3); celui de l’Emamzadeh Yahya se trouve aujourd’hui à Honolulu (daté Shaʿban 663/ mai 1265); et celui de l’Emamzadeh ʿAli ibn Jaʿfar est exposé à Téhéran (daté du 1 ramadan 734/ 5 mai 1334)8.
Toutes ces niches se composent de plusieurs niveaux de frises organisés autour de deux arcs imbriqués supportés visuellement par des colonnes. Ce schéma directeur induit que chaque registre (frises, niches, panneaux et colonnes) est produit spécifiquement afin de s’adapter aux dimensions précises de l’espace qui lui est alloué au sein de la composition générale et du mur auquel il se destine. Le mihrab de Berlin, particulièrement bien conservé est par exemple composé de soixante-quatorze portions agencées en une composition rectangulaire de 2,80 mètres de haut sur 1,24 mètre de large (voir fig. 3).
A ces ensembles « complets » vient s’ajouter le mihrab de la chambre funéraire de ʿAbd al-Samad à Natanz pour lequel j’ai récemment proposé une recomposition (voir cet article). Contrairement aux six exemples cités précédemment, ce mihrab a la particularité de se présenter sous la forme d’une niche de prière creusée dans la profondeur du mur et non d’une composition plate en deux dimensions (fig. 11).

Les compositions de cénotaphes en céramique lustrée sont particulièrement rares à nous être parvenues complètes. Certains panneaux isolés ont cependant été identifiés comme des marqueurs de tombe grâce à la mention du nom du défunt (voir Blair, The Luster Cenotaph). Parmi ces ensembles dispersés, le cas des revêtements du tombeau de Pir-e Hosayn, aujourd’hui majoritairement conservés au musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg, sont particulièrement précieux (voir, par exemple, A3-20, A3-21, A3-439). La forme inhabituelle des carreaux de la couverture supérieure indique nécessairement une commande spécifique afin de s’adapter à la structure en pierre préexistante.
Motifs
La production de céramique lustrée des ateliers de Kashan employait un large éventail de motifs dont l’aboutissement esthétique et technique s’avère très variable d’une pièce à l’autre. Les potiers, faisant preuve d’une certaine créativité, ont représenté un large choix d’ornements végétaux, géométriques, épigraphiques, figuratifs ou animaliers. Certaines caractéristiques formelles de ces décors ont d’ailleurs été exploitées dans les premières études afin d’identifier leur lieu ou atelier de production9.
L’absence de motifs figuratifs parmi les décors lustrés des sanctuaires de Fatemeh Maʿsumeh à Qom et de Emam Reza à Mashhad a souvent été remarquée10. Par le passé, l’historiographie des décors de lustre métallique a érigés ces deux sites en modèle d’ « orthodoxie », ramenant les animaux ou personnages des autres édifices religieux à de possibles contaminations extérieures notamment par d’hypothétiques remplois. On peut néanmoins s’interroger sur la fidélité de ce qui nous est parvenu à la forme originelle de ces deux programmes. Les pièces décontextualisées illustrent quant à elles un riche répertoire de motifs animaliers (volatiles, chacals, chevaux, sangliers, éléphants etc.), de scènes figuratives (cavaliers, chasseurs, etc.) mais aussi issus d’un bestiaire fantastique (phénix, Simurgh, griffons, etc.) (fig. 12).

Les motifs figuratifs concernent effectivement une importante proportion de sites religieux, dont la Masjed-e ʿAli à Qohrud, et funéraires, notamment les mausolées de ʿAbd al-Samad, de Pir-e Hosayn, de Pir-e Bakran, de Habib ibn Musa à Kashan (carte), de Mir Mohammad à Kharg (carte). L’étude individuelle et conjointe de ces sites permet d’affirmer que l’intégration de motifs figuratifs n’était pas rare aux XIIIe et XIVe siècles.
Toutefois, les dommages perpétrés à l’encontre des visages ne manquent pas parmi les pièces qui nous sont parvenues. On constate alors que les attitudes vis-à-vis de la figuration en contexte religieux ont été variables au fils des siècles. Les avis plus rigoristes sur cette question, jugeant ces êtres animés inadéquats dans ces lieux « sacrés », se sont manifestés à différents moments de l’histoire de chaque site11. Les dégradations sont nécessairement survenues au cours d’une période postérieure à l’installation de ces décors sur les murs. Le triste sort des oiseaux de la frise coranique de Natanz ou d’étoiles conservées au musée de Qom en témoigne (fig. 13-14).

Inscriptions
L’écriture, principalement exécutée en graphie thuluth et naskh mais aussi dans de plus rares cas en koufique, est omniprésente sur les carreaux de céramique lustrée des différentes typologies. Trois sortes de contenus textuels, en persan ou en arabe, se distinguent au sein de la production : les citations religieuses (formules de bénédictions ou issues du Coran), le répertoire poétique et les inscriptions documentaires (mentions de dates, lieux, noms etc.)
Toutes typologies confondues, les versets coraniques sont les plus représentés. Les pièces qui nous sont parvenues ne témoignent pas de la volonté de procéder à une « édition céramique » du Coran afin de l’intégrer sur les murs du monument12. Au contraire, comme en atteste le cas de l’Emamzadeh Yahya, certaines sourates, et même certains versets précis sont particulièrement répétés : ouverture (1) et 112 à 114 (fig. 15). Il s’agit des sourates les plus courtes du texte coranique, ce qui permet de les combiner sur le pourtour d’une même pièce.

Parallèlement, on trouve deux types de citations littéraires : des quatrains et des textes épiques. Les vers inscrits sur les carreaux lustrés ont particulièrement attiré l’attention des chercheurs car peu d’exemples de poésie en persan sont connus dans l’architecture ilkhanide13. La présence de quatrains poétiques est attestée in situ dans le mausolée de Pir-i Hosayn, la mosquée ʿAli à Qohrud et l’Emamzadeh Mir Mohammad à Kharg14. Les modalités de sélection et de mise en œuvre de ces textes sont difficiles à élucider. On note toutefois une exception sur une étoile datée de safar 600 /novembre 1203, aujourd’hui conservée au Musée d’art islamique du Caire (inv. 3162) où l’auteur du texte est le potier lui-même. Un texte en persan complète les vers en arabe et stipule qu’il a été « composé par le calligraphe [de l’étoile], Abu… après l’avoir fabriqué et peint »15.
Enfin, les rares inscriptions documentaires ont permis de poser quelques jalons sur les modalités de cette production. Outre le monopole exercé par Kashan, le rôle de certaines familles a pu être identifié grâce à la mention de leurs noms. C’est le cas des célèbres Abi Taher, qui se sont illustrés au travers de plusieurs générations de potiers. L’association des noms de Mohammad ibn Taher et d’Abu Zayd (sus-mentionné) témoigne d’une collaboration entre les deux hommes sur le mihrab daté de rabiʿ II 612/août 1215 (voir fig. 1). Quelques décennies plus tard (shaʿban 663/mai 1265), ‘Ali, le fils de Mohammad, fabrique à son tour le mihrab de l’Emamzadeh Yahya. À sa suite, Yusof entreprend la mise en œuvre du dernier mihrab lustré complet qui nous soit parvenu de l’Emamzadeh ʿAli ibn Jaʿfar à Qom (daté du 1 ramadan 734/5 mai 1334) (fig. 16).

Conclusion: les revêtements de céramique lustrée de l’Emamzadeh Yahya
L’Emamzadeh Yahya à Varamine livre un aperçu représentatif des formes, enjeux et problématiques des décors lustrés de la période ilkhânide. En dépit de l’arrachement et de la dispersion des portions de son décor originel, les trois zones qui le composait - lambris, mihrab et cénotaphe - peuvent être partiellement reconstituées (voir Digital Tools). Cette entreprise est possible en mobilisant et recoupant les données disponibles comme les descriptions anciennes, l’état actuel du site ainsi que les carreaux qui lui sont attribués.
La composition de ce cénotaphe ne peut être reconstituée à l’aide des carreaux aujourd’hui dispersés dans les collections. Seule une plaque mentionnant Yahya a été identifiée pour la couverture supérieure de cette structure (fig. 17). En revanche, le mihrab, immortalisé sur les lieux par Jane Dieulafoy en 1881 est aujourd’hui conservé dans sa quasi-intégralité à la Doris Duke Foundation for Islamic Art à Honolulu (48.327) (voir Photo Timeline and Mihrab on the Move). En croisant ces données avec l’état des lieux, on constate que la niche était intégrée dans un cadre constitué de demi-croix similaires à celles apposées sur les parties basses des murs.

Les parties basses des murs entre le niveau du sol et la frise épigraphique en stuc, étaient recouvertes d’un lambris de céramique lustrée sur une hauteur d’environ 1,20 mètre. Des quelques quatre-cent-trente croix et étoiles lustrées initiales, seul subsiste aujourd’hui un fragment de croix récemment remplacé au sommet de la zone dépouillée du mihrab16. A partir de cet élément et des pièces conservées dans les collections, il m’a été possible d’identifier deux-cent-quatre-vingts étoiles et croix, complètes ou fragmentaires pour cet ensemble (voir fig. 15)17. Certaines sont datées entre les mois qui s’étendent entre dhu-l hijja 660 et safar 661/octobre et décembre 126218.
Ces pièces se distinguent d’emblée par leur diamètre d’une trentaine de centimètres, plus grand que les standards de la production de la période19. Un schéma de composition commun est appliqué aux deux formes : une bordure inscrite en graphie cursive naskh sur fond blanc encadre un registre central peint au lustre de motifs géométriques, végétaux ou épigraphiques.
Les inscriptions sur le pourtour de ces pièces réunissent un corpus coranique qui, bien qu’étendu, répète souvent les mêmes sourates. La combinaison des sourates 1 et 112 sur une même pièce se retrouve ainsi plus de quatre-vingt-quatre fois parmi les deux-cent-quatre-vingts étoiles et croix identifiées à ce jour (voir fig. 15). On retrouve aussi une occurrence significative du verset du Trône (Coran 2 : 255). L’importance appuyée de ces citations coraniques faisant précisément référence au Jugement dernier et aux horreurs de l’enfer s’explique par leur destination à un édifice funéraire.
La possibilité de rapprocher les pièces de ce groupe permet aussi de disposer d’un rare échantillon concernant les nuances de lustre métallique. Ainsi, les milliers de fragments aujourd’hui conservés au musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg montrent une palette plus large que la seule teinte brun cuivrée des pièces les plus publiées, allant du rose acide à l’orange vif (fig. 18).

L’Emamzadeh Yahya n’a probablement pas fini de motiver études, recherches et hypothèses. Ce site ainsi que son décor dispersé offrent une richesse inépuisable quant aux approches possibles20. En exploitant les données, les dates et les informations documentaires retrouvées au sein du bâtiment et des parties du décor aujourd’hui dispersées, un nouvel élan se manifeste dans les investigations menées dans ce champ d’étude. Les récents projets du Medieval Kashi Online (Delphine Miroudot, Louvre/MNC Sèvres/INHA), Lustres de Kashân 12e-14e siècle (Yves Porter, IUF/LA3M) ou encore Aesthetics of Stucco and Tiles DFG Project (Lorenz Korn, Université de Bamberg) en témoignent.
Citation: Anaïs Leone, “La partie et le tout : puzzles lustrés des intérieurs de l’Iran médiéval.” Essay in The Emamzadeh Yahya at Varamin: An Online Exhibition of an Iranian Shrine, directed and edited by Keelan Overton. 33 Arches Productions, January 15, 2025. Host: Khamseen: Islamic Art History Online.
Notes
- Watson, « The Masjid-i ʿAli, Quhrud », 61. ↩
- Voir notamment les travaux fondateurs de Golombek, « The Cult of Saints » et Blair, « Sufi Saints and Shrine Architecture ». ↩
- Masuya, « The Ilkhanid Phase of Takhti Sulaiman ». ↩
- Huff, « The Ilkhānid Palace at Takht-i Sulayman ». ↩
- Ces estimations sont issues de mon travail de reconstitution mené dans le cadre de ma thèse soutenue en 2021. Voir Leone, «Revêtements au lustre métallique », 180, 206, 268. ↩
- Une reconstitution de cette frise en collaboration avec Richard P. McClary a récemment été proposée: «From the Shrine to the Museum: New Perspectives on the Qur’anic Bird’s Frieze from ʿAbd al-Samad at Natanz », The Complex of ʿAbd al-Samad, Natanz: Contexts and Décors, 30 mars 2023, Aix-en-Provence (publication à venir). A ce propos, voir également mon article precedent: Leone, « New Data on the Luster Tiles ». ↩
- Fehravari, « Tombstone or mihrab »? ↩
- Blair, « Art as Text », Table 1, 409. ↩
- Voir, par exemple, Ettinghausen, « Evidence for identification of Kāshān Pottery » et Bahrami, « Le problème des ateliers d’étoiles de faïence lustrée ». ↩
- Voir, notamment, Ghouchani, « Miḥrabha-ye zarin-fam-e ḥaram-e muṭahhar » [Luster mihrabs from the Holy Shrine]. ↩
- La tête des oiseaux de Natanz a été systématiquement détruite, ce qui suggère qu’ils aient tous subit le même sort au même moment. La date précise de ces dommages reste non identifiée mais est nécessairement survenue avant la fin du 19e siècle lorsque les carreaux ont été retirés du site. ↩
- A. S. Melikian-Chirvani utilise cette expression concernant les frises du Shahnameh intégrés à l’architecture palatiale ilkhanide. Voir Melikian, « Les frises du Shāh-Nāme », 7. ↩
- O’Kane, « Persian Poetry on Ilkhanid Art and Architecture », 351. ↩
- Ce quatrain est visible sur le cliché en noir et blanc pris sur le site par Ter Avetissian en 1907. Voir Kratchkowskaya, Izrazcy Mavzoljeja Pir-Ḫusjejna, Table V. ↩
- Bahrami, « Le problème des ateliers d’étoiles de faïence lustrée », 182. Sheila Blair identifie ce nom comme étant celui du potier Abu Zayd. Voir Blair, « A Brief Biography of Abu Zayd », 157, fig. 4. ↩
- Cette estimation a été formulée dans le cadre de ma thèse. Voir Leone, « Revêtements au lustre métallique », 207. De nouvelles mesures sur le terrain permettront d’affiner encore cette proposition. ↩
- Leone, « Revêtements au lustre métallique », 207, 416-26. En 1985, Oliver Watson mentionnait « plus de 150 exemples » dispersés dans vingt-quatre collections. Voir Watson, Persian Lustre Ware, 191. Ce total ne constitue pas un corpus définitif. Des carreaux provenant de cet ensemble de lambris continuent à être identifiés progressivement. ↩
- Un article récent propose une nouvelle plage chronologique pour ces carreaux sur cinq mois « de Aban à Esfand 660 à 661 ». Voir Hasanlipoor et Sedighian, « Pezuhesh tahlili kashi-ye zarin-fam setare-ye shekel bena-e Emamzadeh Yahya Varamin » [Analytical research of the luster star tiles of Emamzadeh Yahya in Varamin], 201. ↩
- Certains exemples s’inscrivant dans un diamètre de 20/21 centimètres nous sont également parvenus et pourraient provenir de la zone entourant le mihrab ou de la composition du cénotaphe. On note également certaines demi-croix et étoiles qui correspondre sans doute à des pièces placées sur les parties hautes et basses du lambris. ↩
- Sheila Blair est ainsi parvenu à restituer tout un pan de l’histoire locale à partir de l'architecture et de sa décoration comme source première. Voir Blair, « Architecture as a Source ». ↩
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