Transcender les émotions : le toucher et le sacré à Karbala(Transcending Emotions: Touch and the Sacred at Karbala)
Sepideh Parsapajouh
(listen to the author’s recitation of this text in Persian)

La ville irakienne de Karbala, bâtie sur les lieux du massacre de Hosayn, revêt une importance centrale dans la religiosité de ce courant de l’islam, symbolisant le martyr et la souffrance sainte. Karbala est visitée par des millions de pèlerins chaque année, particulièrement lors du mois de son martyre, moharram. La notion de huzn (tristesse ou affliction), imprègne l’espace de Karbala, théâtre de célébrations empreintes de douleur.
En février 2024, j’ai eu l’occasion de retourner dans cette ville après un premier séjour en 2018. L’occasion était exceptionnellement joyeuse : l’anniversaire de la naissance de l’Emam Hosayn, accompagné de festivités nommées « fêtes de shaʿban » (aʿyad shaʿbaniyeh). Shaʿban, le huitième mois du calendrier musulman lunaire, est le seul mois du calendrier exempt de tristesse pour les chiites, car il comprend les anniversaires de saints tels que Hosayn, son demi-frère ʿAbbas, ses deux fils ʿAli et ʿAli Akbar, ainsi que le Mahdi, le douzième emam occulté, désignés par les croyants comme « les lumières de Mohammad » (al-anwar al-mohammadiyeh). Dans ce contexte, les abords des deux sanctuaires (de Hosayn et de ʿAbbas) de la ville, étaient magnifiés par une profusion de lumières aux teintes chatoyantes : vertes, roses, jaunes et violettes, tandis que des fleurs parsemaient gracieusement les alentours. Les innombrables pèlerins, de diverses origines et nationalités, de tous âges, étaient revêtus d’habits colorés et arboraient des sourires radieux, conférant au lieu une légèreté inhabituelle. L’ « observation participante » de ces moments et rituels joyeux est venue compléter mon expérience répétée des aspects les plus doloristes de la religiosité chiite.
Un aspect de religieux observé à cette occasion, plus évident mais peu étudié, est l’importance du toucher dans les visites pieuses à Karbala. Peu importe que l’on soit triste ou joyeux, c’est l’affection pour l’emam qui occupe l’esprit du croyant et guide ses pratiques corporelles. L’intention du pèlerinage est de prouver à l’emam cette affection. Mais que cela signifie-t-il concrètement pour le pèlerin ? Comment cela se traduit-il dans ses pratiques dévotionnelles ? Quels sont les signes tangibles de l’amour du croyant pour l’emam ? Quel rôle précis joue le corps dans cette expression ? Quels gestes traduisent les sentiments du pèlerin pour l’emam ? Que ressent-il dans son corps ? Où situe-t-il physiquement l’expérience de la rencontre avec l’emam ? Ou encore, comment par quels gestes le pèlerin le prouve-t-il ?
Le but essentiel de la ziyarat (visite pieuse, pèlerinage) est de se connecter à l’emam, d’entrer en communication avec lui. La présence de l’emam est matériellement signifiée par son tombeau, placé au milieu d’une châsse (zarih) en or et argent, au sein du sanctuaire. Cette châsse est le point focal qui centralise toutes les pratiques dévotionnelles. Tout pèlerin a pour objectif de l’atteindre pour la toucher, l’embrasser, y frotter des bouts de tissus afin de bénéficier de la grâce (baraka) de l’emam en captant son influx spirituel, mais aussi de lui témoigner son amour. La châsse n’est pas le seul élément matériel à susciter une telle recherche de contact : les portes et les murs du sanctuaire, censés être imprégnés de la présence de l’emam, sont également touchés, caressés, embrassés par les pèlerins, avant et après leur station autour du tombeau. À l’approche de celui-ci, la densité des pèlerins augmente. Tous se pressent et s’empressent pour toucher, agripper, s’accrocher à cet objet sacré. Les corps sont comme aimantés par le métal précieux de la châsse symbolisant ou tenant lieu du corps de l’emam. L’apogée de la visite pieuse est atteinte quand le pèlerin réussit à se coller à une petite fenêtre ouverte dans le grillage de la châsse. Pour l’atteindre, il aura dû se faufiler, pousser d’autres pèlerins, s’agripper de toutes ses forces aux barreaux, résister à la vague humaine qui veut l’en arracher. Il ou elle étreint, caresse, embrasse ce grillage aussi longtemps que possible au milieu des dizaines d’autres mains, visages et bouches faisant de même. C’est seulement par ce contact que s’actualise la rencontre avec l’emam. C’est par le sens du toucher que le rituel s’accomplit et que l’émotion se montre à son comble, tel un embrassement dans une communion amoureuse.
Le sens du toucher, opérateur d’un lien primaire entre l’humain et le monde, transcende dans sa simplicité et son immédiateté les barrières de la langue, de la culture. À travers le toucher, les pèlerins se connectent à une dimension divine, invisible, qu’ils absorbent et dont ils s’imprègnent. Les gestes des croyants ne sont pas seulement des actes de vénération, mais aussi des expériences anthropologiques d’une relation intime entre le visible et l’invisible. Les mains, le visage, les lèvres, vecteurs de sensations intérieures autant que d’expressions visibles, deviennent des intermédiaires entre deux mondes ou niveaux de réalité, transmettant la puissance et la grâce du saint au monde terrestre.
À travers cette rencontre entre les croyants et l’emam, le toucher révèle son importance cruciale dans l’expérience religieuse. Plus que la vue ou l’odorat, le toucher est le sens principal dans l’échange avec le sacré – le don de l’affection, la réception de la protection ou de la consolation.
La singularité des rituels joyeux dans une relation doloriste, le rôle de la perception de la beauté dans la capacité d’agir dans le cérémoniel collectif, ainsi que le rôle singulier du toucher dans la visite pieuse au tombeau de l’emam constituent des perspectives d’études sur les pratiques dévotionnelles des musulmans chiites que j’envisage étudier désormais de manière plus profonde.
Citation: Sepideh Parsapajouh, “Transcender les émotions : le toucher et le sacré à Karbala.” Essay in The Emamzadeh Yahya at Varamin: An Online Exhibition of an Iranian Shrine, directed and edited by Keelan Overton. 33 Arches Productions, January 15, 2025. Host: Khamseen: Islamic Art History Online.